La faible dynamique apparente des cultures vivrières s’explique, pour certains, par un « biais urbain » (Lipton, 1977). Pour nourrir les villes, les offices publics de commercialisation (exemple de l’ONCAD au Sénégal) sont devenus d’énormes bureaucraties. Ainsi se sont développés, face aux prix administrés fixés à des niveaux bas, des marchés parallèles dont les principaux bénéficiaires sont les intermédiaires commerciaux. Le recours aux importations dans un contexte de bas prix internationaux aboutit à la concurrence des producteurs locaux et à une forte déprotection de l’agriculture.
Nous avons toutefois montré que cette thèse du « biais urbain » était discutable et qu’il fallait se méfier des fausses évidences. Ce sont les pays africains les plus urbanisés qui ont les prix producteurs relativement les plus élevés (cf. Hugon et al., 1991). Les agricultures connaissent surtout des instabilités de prix et de volume. Ce sont les pays les moins urbanisés d’Afrique qui sont relativement les plus dépendants alimentairement sous forme d’importations ou d’aide alimentaire et ceux qui ont la plus faible valeur ajoutée agricole par rural. Ces résultats sont confirmés par des travaux de J.M. Cour (1994) et de WALTPS (1994).
L’urbanisation africaine, dont les formes sont variées, n’a pas généralement entraîné une rupture des liens villes/campagnes pour plusieurs raisons. Les agents appartiennent à des réseaux qui dépassent la dichotomie villes/campagnes. Les agglomérations urbaines sont des lieux d’intensification des échanges. La ville n’est pas seulement un lieu de ponction d’un surplus agricole, elle est surtout un espace de création de richesse par la division du travail et le marché et de constitution d’une demande solvable. Il y a en ville diversité et non-uniformité des régimes alimentaires, à la fois superposition, confrontation et dynamique propre. Les exemples toujours cités de pain ou de riz, pour caractériser les modèles mimétiques, doivent être ainsi relativisés. On note une relative ruralisation des modes de consommation alimentaire (Requier-Desjardins, 1989).
On peut ainsi observer depuis dix ans une rupture du parallélisme des déficits alimentaires et des explosions urbaines en Afrique subsaharienne. En 1982-1984, les importations de céréales permettaient de nourrir 50 % de la population urbaine africaine. Le pourcentage est, par contre, tombé à 32/33 % en 1985-86 et 1990.
Une relative perte de compétitivité de l’agriculture d’exportation
L’agriculture d’exportation demeure dominée par les petites exploitations. Elle est souvent une économie de cueillette avec de faibles rendements. La commercialisation et la transformation sont souvent défectueuses. Les cours sont instables. L’ensemble des produits sont exportés avec peu de valeur ajoutée interne.
Les produits agricoles d’exportation africains sont fortement concurrencés par de nouveaux exportateurs (bananes, girofle, vanille, thé, tabac, café) ou par des produits synthétiques ou de substitution (vanille, arachide, caoutchouc). Dans les régions d’économie de plantation, on constate des complémentarités entre le vivrier et les cultures d’exportation.
Dans le passé, les filières d’exportation agricole ont connu un succès important : cacao, café, palmier, hévéa et surtout coton. Les cultures de rente avaient fortement crû du fait des prix favorables (surprix stabilisés), des structures d’encadrement, grandes plantations avec salariat, incitations des petits producteurs) et des offices de commercialisation et de stabilisation (exemple du Cocoa Marketing Board du Ghana). Ces différents facteurs se sont atténués, alors que l’Afrique affrontait la concurrence internationale. La relative stabilité des prix dans un contexte de cours internationaux à la fois plutôt favorables et instables a joué un rôle positif dans les années 60 et 70. Or, cette situation s’est inversée au cours de la décennie 80. Les prix internationaux ont chuté en longue période avant de remonter depuis 1992-93 et sont devenus plus instables. Les mécanismes internes de stabilisation ont connu d’importants déficits et dysfonctionnements. Les grandes filières ont perdu de la compétitivité dans un contexte où la concurrence mondiale s’accroissait : cacao, café, huile de palme.
Les prix ont été peu incitatifs et peu stabilisés. On peut considérer qu’il y a asymétrie entre les cultures vivrières et les cultures d’exportation. Les premières se sont plutôt développées aux dépens des secondes alors que, sauf rares exceptions (arachide du Sénégal, haricots du Burkina Faso), le développement des cultures d’exportation se réalisent plutôt au bénéfice des cultures vivrières. Ainsi, la filière coton joue un rôle d’entraînement du vivrier en milieu rural.
Les mutations en cours
L’agriculture africaine doit faire face à de grands défis :
La pression démographique s’accroît malgré l’émigration rurale. Les fronts pionniers se multiplient. Les modes extensifs de cultures continuent toutefois de dominer ;
Les préférences impériales, puis européennes, s’érodent et les pays ont mis en œuvre des politiques de libéralisation et d’ajustement de change visant à accepter les signaux des prix mondiaux et à améliorer la compétitivité des agricultures ;
L’économie administrée et les mécanismes théoriquement stabilisateurs et de fait préleveurs se réduisent dans un contexte de libéralisation ;
On observe une limitation des terres disponibles. « Le temps de l’espace fini commence », écrit J. Giri et un processus d’appropriation privée est en cours ;
Les principales modifications concernent l’intensification, la spécialisation vis-à-vis des marchés, le développement d’une quasi-salarisation et un changement dans la répartition des revenus et de la propriété des facteurs (Pourcet, 1996).
Les paysans africains refusent souvent le « paquet technologique » global des agences de développement pour réaliser les innovations plus autonomes qui desserrent les goulets d’étranglement. Mais les innovations sont coûteuses, le crédit est absent ou usuraire, la main-d’œuvre féminine reste le « facteur de production » le plus rentable. Les travaux de Ostrom (1992) ont montré que les gestions des systèmes agricoles par des usages et par des règles appropriées étaient généralement plus efficientes que les grands périmètres intégrés imposés d’en haut.
Source : Phillipe Hugon – L’agriculture en Afrique subsaharienne restituée dans son environnement institutionnel