Il existe certes des problèmes de production agricole et des distorsions de politique économique, mais la crise agricole se joue largement hors de l’agriculture ; elle se situe en amont (engrais, semences, techniques) et en aval (commercialisation, transports, stockage, sécurité de débouchés…). Les filières intégrées sont celles qui ont le mieux réussi même si les prix producteurs ont été ajustés à la baisse en période de basse conjoncture (cf. la réussite de la filière coton présentée précédemment).
Stratégies d’acteurs, organisation et régulation des réseaux
L’agriculture africaine est intégrée dans des relations aval et amont.
Il importe de prendre en compte les stratégies des différents acteurs face aux instabilités génératrices de risque et d’incertitude et leurs modes d’organisation dans un environnement institutionnel (Hugon, Pourcet, Quiers-Valette, 1994). D’un côté, les marchés sont peu intégrés et les relations marchandes ne sont qu’un mode de coordination parmi d’autres. De l’autre, les circuits publics contrôlés par les Etats ont fait faillite. Les approvisionnements des villes se font par des réseaux où se combinent des logiques domestiques, marchandes, publiques et industrielles (Hugon in ALTER-SIAL/ CERED/ORSTOM, 1986). Ils sont assurés dans des cadres réglementaires, dans des contextes institutionnels. Les décideurs publics communaux et étatiques disposent de moyens plus ou moins importants pour réguler ces circuits.
L’agriculture extensive résulte de choix rationnels. Elle permet de minimiser les risques et d’économiser le travail lorsque la terre est abondante. Mais en cas de pression démographique, elle conduit à un raccourcissement des jachères et à une dégradation des écosystèmes.
Les agriculteurs agissent dans un univers instable, risqué ou incertain. Dès lors que les aléas ne sont pas probabilisables, l’arbitrage entre le risque (probabilisable) et la rentabilité fait place à celui entre incertitude (non probabilisable) et la sécurité ou la liquidité. La priorité des producteurs est donnée à la sécurité alimentaire, d’où le plus souvent une autoconsommation non numérisée conduisant à un surplus résiduel mis au marché. La stratégie est plutôt celle de la diversification des activités pour réduire les risques. A défaut d’environnement stabilisé, le choix privilégie les processus techniques permettant une réversibilité. La priorité des commerçants est différente. La préférence pour la liquidité, liée à la précarité des situations (soif de l’argent) et à la recherche de processus réversibles, conduit à une très grande flexibilité et à un court termisme des opérateurs (taux de retour le plus rapide du capital avancé) (Hugon, 1993). L’efficience technique et la prise en compte du long terme sont alors assurées par des organisations en réseaux permettant une permanence des opérations et réduisant les incertitudes. Ces réseaux peuvent être organisés sur des bases familiales, religieuses, ethniques. Ils réduisent les coûts de transaction, permettent des proximités spatiales, temporelles et sociales et fonctionnent sur des relations de confiance et de fiabilisation. Les industriels et exportateurs sont, quant à eux, sensibles à la qualité des produits et aux investissements de forme permettant des standards de qualité et des réputations.
L’agriculture est concurrencée par les importations. Celles-ci sont stimulées par les importateurs et par les bureaucrates qui prélèvent des rentes sur ces importations. Les circuits d’approvisionnement des produits alimentaires importés permettent des coûts faibles grâce aux économies d’échelle portant sur des produits standardisés. Mais ils ne permettent une accessibilité qu’en s’articulant avec des circuits qui créent de la divisibilité vis-à-vis de clientèles à très faible pouvoir d’achat, qu’en s’adaptant à des marchés très instables et donc en créant de la flexibilité. La logique industrielle s’articule avec des réseaux plus ou moins informels.
On constate ainsi des combinatoires entre des modes d’organisations qui cherchent à concilier flexibilité et réversibilité nécessaires pour gérer les instabilités et permanence et irréversibilité des techniques nécessaires pour permettre l’efficience (Hugon, 1988).
La ville a un effet plutôt stabilisateur vis-à-vis des agriculteurs par la diversification des approvisionnements, la variété des alimentations, de plus faibles fluctuations des revenus qu’en milieu rural, une meilleure circulation de l’information permettant les arbitrages des opérateurs. Elle est également un lieu d’innovation, d’organisation de l’espace, de concentration des pouvoirs. Néanmoins, les instabilités, créatrices d’incertitude et de risque, subies par les agents assurant les approvisionnements urbains sont très élevées. Les revenus informels urbains fluctuent fortement, les importations de produits alimentaires (exemple : riz) sont très volatiles, les insécurités urbaines sont fortes.
L’agriculture est ainsi insérée dans des circuits organisés que l’on peut analyser sous plusieurs éclairages :
- Fonctionnelle, enchaînement des différentes phases de production, collecte, transport, stockage, transformation, distribution, préparation, consommation ;
- Spatiale, organisation des flux dans l’espace autour de points de collecte, de réseaux, de commerce à courte ou à longue distance, de noyaux, axes et franges ;
- Temporelle : gestion des aléas prévisibles, probabilisables, non pro-babilisables ; opérations de stockage, de spéculation ;
- Relationnelle, coordination des agents sous formes contractuelles, associatives, coopératives, contraignantes, familiales, relations de confiance ou de fidélisation ;
- Technique, degrés de sophistication des équipements, de réversibilité des choix techniques, importance des innovations (de produits, de procédés).
Les filières agro-alimentaires
L’intégration de l’agriculture nous semble éclairée par une analyse en termes de plusieurs circuits, réseaux ou filières spatialisées conçues comme des types idéals. Nous distinguerons quatre « filières ». Leur spatialisation suppose qu’il existe une relation entre les niveaux d’organisation, les techniques utilisées, les échelles et les espaces de référence (local, régional, national, international) ; nous pouvons différencier ainsi l’espace de la filière, défini par la localisation des diverses opérations et l’espace géographique (exemple : urbain), lieu d’intersection de filières ou de segments de filières.
Le méso-système, ou interlacs des diverses filières, est un lieu intermédiaire pour comprendre, au-delà de la succession d’opérations techniques d’amont et d’aval, les dynamiques des sous-systèmes à l’intérieur desquels s’exercent des champs de force, se nouent des relations marchandes et non marchandes, se réalisent des modes d’organisation et des stratégies d’acteurs dont les objectifs, et dont les moyens, ont des niveaux de compatibilité ou d’incompatibilité. Les organisations de filières sont essentielles pour comprendre l’efficience de la production agricole, la mise en place de relations contractuelles ou de dépendance permettant la prévisibilité ou réduisant les coûts de transactions et conduisant à des degrés différents de stabilisation flexible. A l’intérieur des filières, il existe des segments stratégiques définis par des lieux de valorisation, par des contrôles des technologies, ou par la maîtrise des possibilités d’accumulation (De Bandt, Hugon, 1988 ; Hugon in Benoit-Cattin, Griffon, Guillaumont, 1994).
L’adéquation des systèmes de production agricole aux différents modes de consommation alimentaire se réalise par des opérations prenant en charge les changements dans la matière (transformation), dans l’espace (transport), dans le temps (stockage), dans l’attribution (distribution). Les modes de produire, d’échanger et de consommer se font à partir de techniques plus ou moins capitalistiques : ils sont réalisés par des unités de dimensions variables et sont organisés selon différents modes de coordination.
Le transport de l’exploitation agricole au marché urbain s’effectue généralement en quatre étapes au moins : du champ au village (premier lieu de stockage) ; du village au lieu de groupage et de collecte ; du point de collecte au silo ; du lieu de stockage au marché urbain. Les villes, notamment celles situées en bordure maritime, sont souvent mieux reliées aux circuits extérieurs (Asie du Sud-Est pour le riz, Amérique du Nord et Europe pour les céréales, Amérique latine ou Afrique du Sud pour la viande…) qu’aux zones de production nationales. Cette déconnexion locale se renforce à mesure que les coûts de transport internationaux diminuent alors que les coûts de transport nationaux augmentent au rythme de la facture énergétique. La baisse des coûts de transports internationaux et les améliorations des transports terrestres internes ont largement modifié les circuits d’approvisionnement et ont accéléré le processus d’urbanisation. Ainsi la ville de Kinshasa (3 millions) est certes approvisionnée par les grands transporteurs internationaux de blé, de riz et de viande importée. Elle l’est également par l’agriculture périurbaine et les transports à pied ou en taxi. Elle l’est surtout par des petits transporteurs qui viennent de tout le Bas Zaïre et d’une grande partie du Bandundu, soit une aire de 50’000 km2.
En déplaçant l’offre dans le temps, le stockage joue un rôle de stabilisation des prix saisonniers ou d’assurance alimentaire interannuelle ; il peut aussi servir à spéculer sur des pénuries créées volontairement. La question d’un stock régulateur géré par les pouvoirs publics (locaux), nationaux ou régionaux ou par les opérateurs privés est centrale.
Les opérations de commercialisation sont plus ou moins courtes et complexes selon la distance entre les producteurs et les consommateurs : vente directe du producteur périurbain sur les marchés urbains, détaillants intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs, interventions de grossistes pour les circuits longs, etc. Soucieux de protéger les consommateurs urbains et les producteurs contre les abus des intermédiaires, ou de saisir les surplus ruraux à la source, les autorités ont souvent essayé, avec des succès limités, de contrôler les circuits de commercialisation privés ou de leur substituer des offices publics ; aujourd’hui, sous l’influence des bailleurs de fonds internationaux, les monopoles publics sont démantelés pour faire place au commerce privé.
On constate, dans le temps, un transfert croissant des diverses opérations créatrices de valeur ajoutée du monde rural vers le monde urbain et un poids relativement faible de l’agriculture dans la valeur ajoutée totale au sein des filières.
Nous distinguerons quatre principales filières, circuits ou réseaux selon leur technologie, leur organisation, leur mode de régulation et leur dimension spatiale :
- Domestiques (locales) ;
- Artisanales et marchandes (régionale, infra ou supranationale) ;
- Étatiques (nationale) ;
- Industrielles et capitalistes (internationale).
Source : Phillipe Hugon – L’agriculture en Afrique subsaharienne restituée dans son environnement institutionnel