Les évolutions passées montrent que, dans l’ensemble, les agricultures vivrières africaines et les circuits d’approvisionnement auront répondu au défi urbain. Le système agricole commercialisé par les paysans a augmenté comme le ratio population non agricole sur population agricole. Entre 1930 et 2030, le milieu urbain aura absorbé 70 % du croît démographique.

Par contre, l’agriculture d’exportation africaine a perdu, malgré les ajustements de la décennie 80, de la compétitivité et le vivrier marchand s’est en partie substitué aux cultures d’exportation comme source de revenus monétaires.

La connexion au marché s’est faite progressivement par le vivrier commercialisé qui a joué un rôle croissant dans la part du PIB marchand, dans le PIB agricole aux dépens des cultures d’exportation et du vivrier autoconsommé. En donnant la priorité aux bas prix des villes, les politiques d’approvisionnement vivrier n’ont certes pas encouragé le dynamisme du marché intérieur. La production vivrière mise en marché est toutefois passée de 56 % du PIB agricole monétisé en 1970 à 73 % en 1990 pour l’Afrique de l’Ouest (WALTPS, 1994). Dans l’ensemble, l’évolution de la densité du peuplement rural a suivi le développement des marchés urbains.

Les incitations à produire ont augmenté en fonction des proximités des villes mais les contraintes de production sont devenues plus fortes. Comme résultante de ces facteurs contraires, la productivité par unité de surface et par agriculteur est inversement proportionnelle à la distance vis-à-vis des villes.

La question se pose de savoir si cette évolution passée se poursuivra et permettra de répondre à la demande rurale et urbaine sans trop de difficultés et de crises.

Quelles perspectives démographiques ?

La baisse du solde des migrations de 2 % à 1 % l’an, combiné avec la chute de la croissance naturelle de 3 % à 2,5 % l’an, laisse prévoir des croissances urbaines passant de 5 % à 3,5 % d’ici l’an 2020. Entre 1990 et 2020, la population urbaine croîtra au taux moyen de 4,2 % en Afrique de l’Ouest contre un pourcentage de 6,3 % entre 1960 et 1990. Les effectifs urbains seront multipliés par 3,5. On peut estimer que la population rurale croîtra de 1 % par an soit une augmentation de 40 %. A taux d’urbanisation constant, le taux de croissance moyen des villes serait de l’ordre de 2,71 % contre 3,31 % pour la période 1960-80. En terme absolu, ceci conduit toutefois à faire doubler la population urbaine en moins de vingt ans.

Quelles perspectives agricoles ?

L’agriculture vivrière de rapport devra répondre à ces besoins croissants. Il en résultera vraisemblablement une différenciation croissante au sein des paysanneries.

Selon un calcul approximatif, il faudrait en Afrique de l’Ouest, où existent des zones de densité élevée, multiplier dans les vingt-cinq prochaines années les rendements par 2,3 et la productivité du travail par 3,1 en moyenne. Il n’est pas évident que les systèmes agricoles répondent à de tels défis et que les déséquilibres économiques qui en résulteraient ne soient pas très élevés (Griffon, Marty, 1993).

Le surplus agricole moyen par habitant (production agricole mise au marché au-delà de la propre alimentation des producteurs) doit doubler dans les prochaines années, ce qui impliquerait des investissements élevés d’intensification.

L’agriculture africaine aura besoin d’une révolution technique (cultures attelées, intensification, semences résistantes voire association agriculture élevage et culture attelée). La tendance est à une certaine intensification de l’agriculture pluviale et à la diffusion des technologies « traditionnelles » améliorée. Par contre, une révolution verte de type asiatique étudiée par G. Etienne supposerait des travaux d’irrigation, des droits de propriété autour d’exploitations moyennes et des intrants onéreux qui paraissent peu vraisemblables dans un horizon proche.

Selon les prévisions de WALTPS (1994), en 2020, le secteur agricole de l’Afrique de l’Ouest fournira 14 % du produit régional brut. On observera une forte différenciation au sein des paysanneries. 25 millions d’agriculteurs (15 % du total) produiront les quantités nécessaires à l’approvisionnement de 40 % des consommateurs soit 100 millions ; leur productivité atteindra cinq fois le niveau d’auto-subsistance alors que la productivité moyenne des 150 millions d’agriculteurs restera à un niveau proche de deux fois celui d’auto-subsistance. On peut supposer que les besoins en calories augmenteront fortement. La croissance est évaluée à 250 % entre 1995 et 2050. L’essentiel viendra d’énergie d’origine végétale.

Quels circuits d’approvisionnement ?

Les échanges intrarégionaux réalisés par les circuits marchands joueront un rôle croissant dans l’approvisionnement des villes. En Afrique de l’Ouest, le commerce régional contribuerait à 22 % des importations contre 9 % en 1990. La part importée dans la demande alimentaire passerait de 11 % à 15 %. Les échanges intrarégionaux assureraient plus de la moitié contre 14 % en 1990 (prévisions de WALTPS, 1994).

Tout laisse à penser qu’il y aura à la fois forte instabilité des prix internationaux et tendance à la hausse des prix des produits alimentaires du fait de la réduction des subventions et des protections des agricultures des pays industrialisés suite aux accords de l’OMC. La facture alimentaire de l’Afrique risquerait de croître fortement dans le cas où la substitution d’importation ne se ferait pas de manière significative.

Il y aura vraisemblablement maintien de la pluralité des circuits d’approvisionnement. L’agriculture intensive sera davantage localisée en fonction des conditions foncières que des proximités de marché. L’intensification de l’agriculture dans des zones éloignées des villes rendra toutefois nécessaire une professionnalisation accrue des tâches d’intermédiation. Elle réduira le poids des circuits domestiques et des circuits courts. Si les circuits publics ont peu de chance de resurgir, les circuits domestiques continueront d’exister mais joueront un rôle second par rapport aux circuits marchands. Les grossistes y joueront un rôle important. Ces circuits marchands s’articuleront avec des organisations industrielles.

Les disparités spatiales devront être gérées par un aménagement du territoire et par un réseau dense d’infrastructures. En Afrique de l’Ouest francophone, Abidjan et Dakar seront les marchés moteurs. La densification des réseaux urbains et d’intensification des approvisionnements supposent une forte amélioration des moyens de transport à moyenne distance. L’essentiel des liaisons concernera l’« hinterland » des zones côtières en Afrique de l’Ouest.

Comment gérer l’approvisionnement alimentaire des villes ?

Nous avons vu la complexité des circuits d’approvisionnement qui supposent un pilotage se situant à des échelles diverses.

Il faut bien entendu prendre en compte les grandes tendances lourdes nationales qui concernent aussi bien le marché international que les facteurs démographiques et donc mettre en place des cellules de prospective. Il faut également une grande flexibilité des politiques pour répondre aux instabilités et aux risques et avoir des cellules d’urgence permettant de répondre immédiatement à des catastrophes (sécheresse, guerres, épidémies).

Il faut également mettre en œuvre des actions au niveau des collectivités décentralisées, des municipalités. Celles-ci ne sont efficaces que si elles permettent des actions concertées entre les divers opérateurs privés et publics qui interviennent au sein des filières d’approvisionnement. Des relations contractualisées sont généralement les plus efficaces face à l’inefficacité des structures bureaucratiques et au risque spéculatif des marchés.

Il faut enfin agir au niveau micro-économique à la fois des quartiers, des cellules domestiques et des individus. Les groupes et individus précaires et vulnérables sont ceux qui sont exclus à la fois du marché (faute de demande solvable), des circuits publics (faute d’accès aux produits subventionnés ou donnés) et des réseaux familiaux et sociaux distributifs de l’alimentation. Cette action suppose une mobilisation des pouvoirs publics, des associations de quartiers et des organisations bénévoles, laïques et religieuses, avec concertation et appui des bailleurs de fonds internationaux.

L’agriculture africaine, comme le soulignent les travaux de Gilbert Etienne, ne doit pas être appréhendée du point de vue technique ou d’un modèle idéal libéral ou étatique. Les facteurs sociaux, historiques, institutionnels et humains pèsent fortement. Les administrations et acteurs des filières jouent un rôle important à côté des paysanneries. Dès lors, les modèles bureaucratiques qui privilégient les encadrements d’en haut, les modèles autogestionnaires qui se placent du point de vue des acteurs du bas, les modèles néolibéraux qui mettent en avant les lois du marché doivent être fortement relativisés face à la résistance des modèles organisationnels et aux dynamiques qui leur sont propres.

Source : Phillipe Hugon – L’agriculture en Afrique subsaharienne restituée dans son environnement institutionnel

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